Des arguments économiques, pour l’abolition de l’esclavage
Afin que la France mette une fois pour toutes fin à l’esclavage en 1848, les abolitionnistes ont dû étoffer leurs protestations morales d’arguments économiques. Démontrant au passage l’inefficacité de l’asservissement de l’homme par l’homme.
L’esclavage dans les colonies françaises fut aboli une première fois en 1794. Huit ans après, Napoléon le rétablissait, sous la pression des planteurs de canne à sucre des Antilles. Ce n’est que près d’un demi-siècle plus tard, le 27 avril 1848 (quinze ans après la Grande-Bretagne), que Victor Schoelcher, sous-secrétaire d’Etat à la Marine du gouvernement provisoire de la IIe République, arrive à ce que soit signé le décret d’application de la loi d’abolition adoptée le 4 mars précédent : l’esclavage avait – enfin – vécu. C’est pourtant grâce à la déportation et au travail forcé de millions d’Africains qu’une partie de la bourgeoisie européenne s’était enrichie, notamment dans les ports de l’Atlantique. Arguments économiques, moraux et philosophiques vont pourtant se conjuguer à partir du XVIIIe siècle pour appeler à l’abolition.
La morale et l’intérêt
John Stuart Mill, dans ses Principes d’économie politique (parus fin 1848), salue ainsi la décision française : “L’abolition de l’esclavage a été l’un des derniers actes de l’héroïque – et calomnié – gouvernement provisoire de la France.” Il avait fallu un siècle d’efforts pour que les abolitionnistes parviennent à leurs fins, depuis que Montesquieu eut lancé en 1748 le combat dans L’esprit des lois, en déclarant que l’esclavage était “contre nature”.
Mais cette protestation morale ne suffisait pas à faire pencher la balance. L’argumentaire des partisans de l’abolition s’est donc développé selon deux axes. Le premier, philosophique, exploré par Jean-Jacques Rousseau dans Le contrat social (1761), conteste la légitimité de l’esclavagisme. Puisque toute société repose sur un contrat fondateur obtenu par assentiment unanime des hommes, elle suppose la liberté de chacun d’exprimer sa volonté et d’adhérer audit contrat. Nul ne peut donc aliéner cette liberté, même par contrat individuel, sans remettre en cause la légitimité même de la société. Et sans contribuer à instaurer une forme de tyrannie, ajoutera plus tard Tocqueville, membre de la Société pour l’abolition de l’esclavage depuis sa création, en 1834.
Le deuxième axe est économique. Il est illustré principalement par Adam Smith. L’esclavage est un mode de production (pour parler comme Marx) inefficace, avance-t-il, car il aboutit à un coût de production plus élevé : “L’usure d’un serviteur libre […] coûte [à son maître] généralement bien moins que celle d’un esclave.” S’il en est ainsi, ce n’est pas parce que le salaire serait encore plus bas que le coût de l’entretien d’un esclave, dont on sait bien qu’il était rogné au maximum. C’est parce que, dans ce mode de production, ni l’esclave ni le maître ne sont poussés à réaliser des gains de productivité. Le premier parce qu’il n’y a pas intérêt (le surplus éventuel ne lui rapporterait rien), le second parce qu’il se méfie des innovations proposées, craignant qu’elles suscitent ou encouragent la paresse des esclaves.
Le désir de puissance
Mais alors pourquoi l’esclavage perdure-t-il, se demande Adam Smith, puisque “leur véritable intérêt [aux colons] les conduirait à libérer leurs esclaves et à faire cultiver leurs terres par des serviteurs ou des métayers libres” ? La réponse n’est pas économique, mais psychologique : le désir de puissance. “L’homme aime dominer, et rien ne le mortifie autant que d’être obligé de condescendre à persuader ses inférieurs.” Tout se passe comme si, entre profit et domination, le maître procédait à un arbitrage , acceptant moins de profit à condition de continuer à exercer une domination totale en contrepartie.
La seule considération qui borne cet esprit de domination, c’est la crainte d’un soulèvement. Crainte dont nous savons qu’elle n’était pas imaginaire. L’insurrection menée par Toussaint Louverture est ainsi restée dans les mémoires : en 1802, Louverture et les anciens esclaves ont refusé de retrouver les fers que Napoléon, qui a rétabli l’esclavage, voulait leur imposer. Ils ont été écrasés par les troupes françaises commandées par le beau-frère de Napoléon, Charles Leclerc, qui est tué durant les combats.
Aussi, Adam Smith avance-t-il que plus le nombre d’esclaves augmente, plus leurs maîtres se montrent féroces : l’esclave “qui semble créer la moindre perturbation est immédiatement pendu ; et ceci, non de la manière habituelle, avec une corde, mais avec un collier de fer, comme on en utilise pour les chiens, auquel ils seront suspendus six ou sept jours jusqu’à ce qu’ils meurent de faim”. La liberté des propriétaires d’esclaves, pour grandir ou seulement subsister, impose une cruauté croissante à l’égard des autres.
Une décision “héroïque”
Dès lors, comment supprimer ce “mode de production” à la fois inhumain et inefficace ? Certainement pas par une décision démocratique, tant est grande l’influence des possesseurs d’esclaves, soucieux de maintenir leur fortune (car les esclaves constituent un élément important de leur patrimoine) et leur pouvoir : “Quelles que soient les lois qui sont faites à propos des esclaves, elles visent à renforcer l’autorité des maîtres et à réduire les esclaves à une soumission plus absolue”, écrit Adam Smith.
Curieusement, c’est un raisonnement un peu analogue que développe, près de quatre-vingts ans plus tard, Alexis de Tocqueville, pourtant bien peu porté à magnifier le rôle de l’Etat. Puisque les planteurs n’accepteront jamais de changer d’eux-mêmes (contrairement à l’aristocratie française qui, le 4 août 1789, a voté elle-même l’abolition de ses privilèges), il faut l’imposer d’en haut. C’est bien ce qui se passera en 1848 en France, tout comme en 1861 aux Etats-Unis. Mais dans ce dernier pays, les intéressés refusèrent et on sait le prix que la jeune nation américaine paya avec la guerre de Sécession.
La décision de 1848 fut bien, comme l’avait perçu Stuart Mill, “héroïque” : le politique a su dire “Ça suffit !” au lieu d’attendre que l’esclavage s’éteigne de lui-même par le biais d’incitations à l’émancipation volontaire des esclaves par leurs maîtres. C’est la morale, finalement, qui a eu le dernier mot.
Source : Alternatives Economiques