Dans cette interview accordée aux confrères du journal Le Messager dans son édition de ce 26 novembre, le patron des patrons du Cameroun passe en revue l’actualité économique de son pays et s’appesantit sur la loi de Finances 2025. Et pour lui, sans ambages, le financement des régions ne peut pas simplement être résolu par la création de nouvelles taxes supportées par les entreprises.*
Le Parlement, dans ses deux Chambres (Assemblée nationale et Sénat) est réuni depuis quelques jours à la faveur de sa troisième session ordinaire annuelle 2024, dite budgétaire, dont le clou est notamment l’adoption de la nouvelle loi des finances 2025. De par vos fonctions et qualité de président du Groupement des entreprises du Cameroun (Gecam), avez-vous eu la possibilité de jeter un coup d’œil dans ce document ? D’entrée de jeu, que formulez-vous comme attentes et espoirs?
Je voudrais à l’entame de cet entretien vous remercier pour la démarche constructive nous permettant de donner l’avis du Patronat concernant ce sujet important. A date, et contrairement à ce qui a pu se passer au cours des années antérieures, nous avons eu trois concertations avec la Direction générale des Impôts relativement à la loi des Finances 2025 alors en préparation. Il est important de souligner ces efforts du ministre des Finances à travers la Direction générale des Impôts pour fluidifier le dialogue avec le patronat. Ceci étant dit, au cours des deux premières consultations qui se sont déroulées à Douala, il s’est agi de partager avec les Services compétents de la Direction générale des impôts les propositions des Associations professionnelles fédérées au sein du Groupement des Entreprises du Cameroun, pour une fiscalité un temps soit peu, plus juste, et à même de garantir la viabilité des Entreprises et partant leur développement. Quant à la troisième session qui s’est tenue à la Direction générale des Impôts à Yaoundé au mois d’octobre, elle avait pour principal objet, la présentation globale par la Dgi des propositions de mesures fiscales retenues suites aux propositions du Gecam et des principales innovations envisagées en matière fiscale dans l’avant-projet de loi de finances au niveau de la Dgi à soumettre à la haute hiérarchie du ministre des finances puis au Parlement.
Nous n’avons pas reçu l’avant-projet de loi de finances 2025 en lui-même sous sa version rédigée et détaillée, mais comme indiqué ci-dessus, il s’agissait d’une présentation globale. De manière générale lors des différentes concertations que nous avons eues avec la Dgi, nous avons formulé le vœu d’avoir une pause fiscale, au vu de nombreux défis auxquelles sont confrontées les Entreprises, aggravées par les crises multiformes subies depuis plus de cinq ans déjà. Toute nouvelle taxe fiscale ou parafiscale dans ce contexte de pression fiscale à la limite confiscatoire ne serait pas acceptable.
Avant d’entrer dans le vif du sujet sur les spécificités et les dispositions profondes de ce document, quelle est votre analyse et commentaire de première ligne, surtout qu’il semblerait qu’au ministère des Finances, on envisagerait à nouveau l’élargissement de l’assiette fiscale à travers une très forte para fiscalité à l’instar de ce qui a été remarqué dans la loi de finances 2024 dans laquelle les trois quarts du texte portait sur la para fiscalité?
L’élargissement de l’assiette fiscale renvoie à l’accroissement de la matière soumise à taxation, soit par l’augmentation du taux d’une taxe, ou encore l’application d’une taxe à un éventail plus large de biens, de services ou d’individus. De notre point de vue, Il s’agirait ici de la création de nouvelles taxes ou l’accroissement du taux d’autres taxes qui se voudraient para-fiscales préconisées par différents ministères en rémunération des « services » qui seraient rendus à leur usager. Le problème qui se pose est que ces taxes para fiscales sont nombreuses, portent sur des montants importants et viennent naturellement en sus des impôts que les entreprises peinent déjà à payer parce qu’elles sont déjà fortement taxées.
Est-ce qu’il y a des zones d’ombres, des curiosités ou des aspects significatifs qui interpellent le Gecam en général, les opérateurs économiques, les chefs d’Entreprises en particulier, surtout lorsque l’on sait que ce n’est pas source de motivation pour les contribuables dont le pouvoir d’achat s’amenuise de jour en jour?
La principale inquiétude est l’augmentation du niveau de contributions fiscales des entreprises dans un contexte de morosité économique. On ne saurait indéfiniment taxer les mêmes au-delà du supportable ! Cela n’est plus acceptable.
Il y a des grosses peurs, des frayeurs, à la limite de l’indignation en perspective. La Loi des finances 2025 arrive dans un contexte assez particulier. Selon nos sources, comme indiqué dans notre question précédente, il y a des textes en préparation qui concernent la para-fiscalité. En remontant dans nos enquêtes, des sources dignes de foi renseignent que vous avez décrié et dénoncé cela. Comment réagissez-vous à ce qui pourrait apparaître comme un passage en force, au moment où les justiciables tirent le diable par la queue.
Effectivement le contexte dans lequel cette loi de finances est élaborée et transmise au Parlement soulève bien des interrogations quant à son alignement avec les orientations du Chef de l’Etat contenues dans la circulaire de cadrage relative à la préparation du budget de l’Etat pour l’exercice 2025. Il ne vous a pas échappé que cette circulaire n’a été signée que le 23 octobre dernier alors que les discussions publiques-privées ont été engagées depuis le mois de juillet de cette année. Nous supposons qu’un travail d’harmonisation a été fait entre les mesures retenues dans le projet de loi des Finances en examen au Parlement et certaines orientations de la circulaire susmentionnée, qui a ,du reste, été élaborée comme de coutume sans l’avis consultatif du secteur privé. Cela dit, le Gecam a, dans le cadre des consultations bipartites mentionnées plus haut, fait connaître au ministre des Finances, ses vives préoccupations concernant la multiplication (plus de 200 nouvelles taxes dans la LF 2024) des taxes parafiscales appliquées de manières anarchiques, et qui obèrent la trésorerie et la compétitivité des Entreprises, alors même que leur mode de collecte et leur utilisation suscitent de lourds questionnements.
Un autre texte sur la table du parlement a donné lieu à beaucoup d’écrits et de discussions : c’est le projet de loi sur la fiscalité locale. Des sources internes au bureau de l’Assemblée nationale informent que le Gecam après avoir eu vent de la circulation de ce nouveau projet de texte sur la table des députés, aurait saisi le président de l’Assemblée nationale par un courrier. Est-ce que le président du Gecam peut confirmer cette information et dire les motivations liées à une telle voie de recours?
Dans une démarche guidée par le souci d’information et la recherche de solution pérenne pour à la fois préserver la viabilité et la compétitivité des Entreprises, et financer de façon adéquates les Collectivités territoriales décentralisées, le Gecam a effectivement saisi le président de l’Assemblée nationale par courrier, il y a quelques jours. Il faut rappeler que cette lettre fait suite à nombreuses autres adressées au Gouvernement sans suite. Le patronat avait en effet fait en son temps fait des observations détaillées sur l’avant-projet de loi sur la fiscalité locale qui lui avait transmis. Cette correspondance au président de l’Assemblée nationale avait pour principal objectif, la présentation des réserves du Patronat relativement au Projet de Loi portant fiscalité locale en examen au Parlement.
En effet, ce projet de Loi, qui apporte certaines modifications aux dispositions actuelles du Code générale des impôts en matière de fiscalité locale dans un but d’améliorer la collecte des ressources des Collectivités territoriales décentralisées, intervient dans un contexte économique particulièrement difficile, tant pour les populations que pour les entreprises. Dans un environnement marqué par une inflation galopante, une forte pression fiscale concentrée sur les mêmes entités, un secteur informel difficile à maîtriser et un ralentissement général des activités économiques, certaines modifications apportées vont alourdir la charge fiscale de certaines entreprises et contribueront à augmenter les prix de certains produits avec pour conséquence de détériorer la compétitivité de ces Entreprises, et partant leur capacité d’investir et de créer de nouveaux emplois.
Peut-on avoir une idée du type de modification querellée ?
A titre illustratif, le projet de Loi instaure : l’application des centimes additionnels communaux à des impôts qui jusqu’ici en étaient exemptés (droits d’accises, Taxe spéciale sur le revenu, droits d’enregistrements de la Commande publique…). Quand bien même le taux de ces centimes seraient non pas de 10 % mais de 5 % du montant du taux principal de ces droits et taxes il existe un impact sur le prix final. Le maintien du taux de 1 % du droit d’accise spécial destiné au financement de l’enlèvement et du traitement des ordures assis sur la base imposable des marchandises importées tel que prévu par la loi de finances pour l’exercice 2022. Il convient de rappeler que ce droit a entraîné au moment de sa mise en place une hausse du prix de vente des biens en raison de leur répercussion automatique dans les coûts de passage des marchandises sur les places portuaires. La détermination du barème de l’Impôt général synthétique (Igs) (impôt qui remplace notamment l’impôt libératoire et vise également les contribuables relevant jusqu’ici du régime simplifié), sur la base du chiffre d’affaires des Très petites entreprises compte non tenu de la nature de leur activité (commerçant, prestataires de services, producteurs alors qu’ils n’ont pas les mêmes marges). La hausse dans certains cas du montant d’impôt qui était dû par les contribuables relevant par le passé de l’impôt libératoire, est de nature à encourager l’accroissement du secteur informel. Le Patronat est bien sûr conscient de la nécessité de renforcer les ressources des collectivités territoriales pour soutenir leur développement et la mise en œuvre des politiques publiques locales. Toutefois, le projet de loi soumis au Parlement n’a pas pris en compte les réserves du secteur privé appelé à être au cœur du développement des régions.
En saisissant les députés à travers le président de l’Assemblée nationale, est-ce pour vous, la voie de la dernière chance, un plaidoyer, une invitation aux représentants du peuple d’ouvrir l’œil, être regardant à la rigueur fiscale d’un gouvernement sourd ?
L’ultime but de cette saisine du Parlement a été de demander au Pan de surseoir au vote de cette loi afin de donner le temps à une meilleure concertation de toutes les parties prenantes, permettant de proposer un texte plus équilibré, afin non seulement de répondre aux objectifs de financement durable des Ctd, d’industrialisation des Régions mais également le développement des entreprises. Le financement des régions ne peut pas simplement être résolu par la création de nouvelles taxes supportées par les entreprises. Nous ne nous sommes pas contentés d’énoncer des généralités pour dénoncer le texte transmis aux députés, loin s’en faut ! Un document complet et détaillé ressortant l’ensemble des observations que nous avons formulées sur le Projet de loi portant fiscalité locale ainsi que des propositions concrètes de mesures pouvant remplacer celles querellées a été joint à la correspondance.
De manière générale, la Loi des finances prévoit une partie du budget devant être affectée à la décentralisation ; ce qui n’est pas opérant. Tandis que le débat sur la qualité de la dépense publique s’accentue, mais semble galvaudé, dans un contexte où : les détournements de fonds publics, le gaspillage de la fortune publique et les dérapages incontrôlés plombent la gestion du budget alloué à la décentralisation, est-ce qu’il n’y a pas là une volonté manifeste, trop facile d’utiliser les raccourcis fiscaux, dans le but de ponctionner une fois encore les Entreprises qui déjà, suffoquent sous le poids du trop d’impôts?
La qualité des dépenses publiques est un sujet qui nous préoccupe dans la mesure où elle détermine la compétitivité des Entreprises. Au courant des 15 dernières années, notre pays s’est considérablement endetté pour améliorer l’accès à l’énergie et aux infrastructures de la population et des Entreprises. Aujourd’hui, une part importante du Budget de l’Etat, soit plus du tiers de nos impôts et taxes, est consacrée au remboursement de cette dette alors même que l’accès à l’énergie et aux infrastructures qui sont pourtant des préalables à la compétitivité des Entreprises s’est plutôt détérioré. Disposant désormais de faibles marges de manœuvre pour son fonctionnement et la mise en route de la décentralisation, l’Etat, au lieu de réduire son train de vie, envisage au contraire de le maintenir via une fiscalité locale agressive qui va accroître la pression fiscale sur les entreprises. Nous déplorons malheureusement cette tendance qui aura pour conséquence de réduire nos performances du fait de son impact négatif sur les entreprises sans pourtant améliorer la qualité des dépenses publiques.
Vous avez adressé il y a quelques mois un courrier au ministre des Travaux publics pour dénoncer l’état désastreux des routes nationales, qui a été largement commenté par plusieurs média. La sortie récente du Délégué général à la Sûreté nationale sur les mêmes faits vous a-t-elle conforté ?
Il ne s’agit malheureusement pas d’avoir absolument raison ou d’être appuyé par d’autres Personnalités pour attirer l’attention sur une sujet aussi important que celui-là. Le Dgsn comme n’importe quel autre individu obligé d’emprunter nos routes serait difficilement indifférent face à leur état. Le constat est malheureusement affligeant ! L’état de nos routes nationales n’a jamais connu un niveau de dégradation aussi poussé par la passé, cela est inédit et mérite qu’on se penche sérieusement sur la question. Le développement de notre pays ne peut être sérieusement envisagé, quelque que soit l’échéance, avec un déficit aussi criard d’infrastructures (routières, énergétiques, numérique…). Il serait peut-être temps d’envisager la tenue d’Etats généraux des infrastructures, pour faire émerger des solutions innovantes permettant l’émergence de notre pays à moyenne échéance.
Source : Le Messager
*fait par Economie du Cameroun