Je continue l’œuvre commencée par votre époux. C’est en ces mots que le président de la république Paul Biya s’adressait à la veuve de Mpodol Ruben Um Nyobe au cours de l’audience qu’il avait accordée à la famille le 20 mai 2017 au palais de l’Unité. Et comme parodiant le grand prêtre Siméon des saintes écritures quand il reçut le petit Jésus dans ses bras, maman Marie Ngo Ndjock Yebga lui a répondu, «maintenant je peux mourir en paix». Et la veuve de l’Immortel de Boumnyebel ajoutait, «l’homme qui dirige le Cameroun reconnaît que l’œuvre de mon mari qui fut traité de terroriste, maquisard, constitue la boussole de sa gouvernance ».
On ne peut pas dire que la boucle est bouclée. Mais on peut affirmer que les choses avancent. En effet, une génération en manque d’inspiration, aliénée jusqu’au trognon, qui a raté presque tous ses rendez-vous avec l’histoire, continue cahin-caha à funambuler sa déchéance en une mort lente, dans les soubresauts nauséeux de la division tribaliste. Mais derrière elle, la jeunesse crie déjà victoire, car elle a retrouvé le fil de la vision de Mpodol.
Mpodol : l’unité, une vision
Il est des êtres dont la pensée et l’action n’autorisent pas le moindre doute sur le caractère prédestiné de leur existence. Je ne sais pas combien de leaders africains de la génération de Mpodol ont interpelé l’humanité du haut de la tribune des Nations Unies, malgré l’opposition farouche de la France. Je ne sais pas combien ont poussé le colon au bout de la barbarie, jusqu’à l’horreur d’une guerre génocidaire. Je ne sais pas combien ont mûri une vision aussi éclaboussante de témérité que Mpodol.
L’homme a mis l’unité territoriale au cœur de son combat. Il a rassuré les Camerounais : frères nous étions avant le Blanc, frères nous redeviendrons après lui. Imaginez que soixante ans après cet homme, certains veulent briser cette unité sur les frontières du pire des legs, la pensée coloniale. Ils se désolidarisent parce que leur maître était anglais, donc, ils ne sont plus les frères des autres camerounais. Imaginez que Mpodol posait déjà la langue comme l’un des fondements de la nation, le seul objet avec la terre que l’on ne partage pas, que chaque nation a en propre. On lui prête d’avoir refusé les promesses qu’on lui faisait pour le peuple bassa. Avec lui, il n’y avait ni bassa, ni bamiléké, ni béti, ni moundang. Avec lui, il n’y avait pas d’Anglophone, il n’y avait pas de francophone. Et pour cimenter l’unité et inventer la nouvelle identité camerounaise, en se battant pour l’unité, il avait choisi une langue camerounaise, support de la culture, de la pensée, de l’identité. Au même moment, le grand Léopold Senghor trouvait que la langue française – ce cheval de Troie – était l’aspect le plus positif de la colonisation, une perle découverte dans les décombres de l’impérialisme.
Les derniers soubresauts d’une génération perdante
La langue, ferment d’unité ou de la division. Il y a quelques années, ce que l’on nomme la crise anglophone a débouché sur une grand-messe nationale. Les conclusions de ce rendez-vous étaient à mon avis un fiasco du genre qui part peut-être d’une bonne intention, mais n’en est pas moins un piètre fiasco. Une génération mollassonne, en panne d’inspiration n’a pas su réfléchir au-delà de lieus communs rabougris. J’ai entendu dire que les Anglophones allaient voir leurs spécificités postcoloniales beaucoup plus prises en compte. J’ai entendu dire que les Camerounais anglophones avaient une langue différente – l’anglais -, une culture différente – anglaise -, qu’il méritaient un système scolaire propre et un système juridique tout aussi singulier. Pauvre Mpodol, assassiné une deuxième fois.
Comment imaginer que l’unité du Cameroun soit escamotée au profit d’une division fondée sur la pire des offres, le legs colonial. Comment peut-on arriver à la conclusion que le Bamenda est différent de son frère bamiléké et de son cousin germain bassa parce qu’il a été colonisé par les Anglais ! Poser le régionalisme camerounais et les fondements de notre culture sur les bases de l’aliénation coloniale est la pire des perspectives qui pouvait nous être proposée. Et nous refilons une fois de plus le travail à la jeunesse qui devra résoudre ce problème qui était pourtant à notre portée.
La jeunesse et l’unité : une réussite en marche
Le 08 février 2024, dans le cadre conjoint de la semaine du bilinguisme et de la fête de la jeunesse, j’ai programmé une conférence au Lycée Joseph Mongo à New-Bell, Douala. Le thème, Renaissance et langue, la jeunesse camerounaise et l’invention du camfranglais, une authentique révolution. Le même jour, un certain Eric Keunne publiait une chronique dans le journal Cameroon tribune. Le titre était Harmonies bilingues, les artistes urbains anglophones camerounais défient la monotonie unilingue. Dans son article, comme moi dans ma conférence, nous célébrions la naissance d’un citoyen camerounais qui transcendait les appartenances ethniques et les legs coloniaux linguistiques. Lui et moi, le même jour, pour célébrer notre jeunesse, nous posions le camfranglais langue partagée par toute la jeunesse, camerounaise comme nouvel indicateur de l’identité camerounaise.
Écoutons ce qu’en dit Eric Keunne dans son article. «Ces artistes dont les voix emblématiques telles que Daphné, Salatiel, Mr Leo, Rinyu, Koocee, Stanley Enow, Magasco et Locko pour ne citer que ceux-là, se révèlent comme des narrateurs talentueux d’une symphonie bilingue où les langues française et anglaise s’entrelacent avec une harmonie raffinée. La magie s’opère, non seulement dans les mélodies captivantes, mais aussi dans les paroles intrinsèquement bilingues, qui transcendent les barrières linguistiques ». Sur la base linguistique, les uns ont la sécession pour projet. Sur la même base, les jeunes chanteurs bannissent cette frontière linguistique legs perfide du colonialisme, pour créer un univers unitaire typiquement camerounais dont le discours, musical ou prosaïque, se fait suprême kondrè, que dis-je, poulet DG. On y trouve toutes nos langues d’usage, et il débouche sur le camfranglais, en attendant l’émergence d’une langue camerounaise.
Voilà l’unité camerounaise que tricote notre jeunesse surdouée, généreuse, bosseuse, à côté des péripéties tragicomiques de politiciens, d’intellectuels et d’universitaires en manque d’inspiration d’une génération perdante, mais Dieu merci en voie d’extinction ; aliénés jusqu’à la moelle. Et Mpodol respire d’aise dans son immortalité idéologique et prophétique, lui qui savait que les vielles angoisses existentielles allaient finir pas se cadavériser pour laisser la place à l’unité territoriale et linguistique, gage de fraternité.
Par Gaston KELMAN
Ecrivain