PAR Dr Hervé LADO*
Pilier de la Vision 2035 qui vise à doter le Cameroun d’une filière intégrée mines-métallurgie-sidérurgie, l’ambition camerounaise de produire et transformer ses ressources minières tarde à se concrétiser. Si la stratégie décennale de développement horizon 2020 prévoyait la production et la transformation de la bauxite et du fer en passant par l’extension de la société d’aluminium du Cameroun (ALUCAM) et la construction d’une usine d’électrolyse d’aluminium à Kribi, projets non aboutis, la nouvelle stratégie nationale horizon 2030 (SND2030) fait plutôt profil bas. A titre anecdotique, les termes bauxite, fer, et SONAMINES (du nom de la société d’Etat créée en 2020) n’apparaissent dans la SND2030, et plus fondamentalement, l’ambition industrielle dans le secteur y manque de clarté. Dans ces conditions, que peut-on attendre du projet de fer de Lobé à Kribi dont le gouvernement vient d’attribuer le permis d’exploitation à la société d’Etat chinoise Sinosteel ?
Sinosteel décroche ainsi un gisement estimé à 633 M de tonnes de minerai de fer d’une teneur de 33%. Elle compte investir 675 M d’USD pour extraire annuellement 10 M de tonnes, à concentrer sur place au standard commercialisable de 62,5%, pour une production enrichie annuelle de 4 M de tonnes. L’investissement inclut une unité de production d’énergie, un pipeline de 20 km et un terminal minéralier. Par son engagement au Cameroun, et à l’instar des grandes sociétés chinoises du secteur comme Chinalco et Shandong Weiqiao qu’on retrouve sur le grand gisement de fer de Simandou en Guinée, Sinosteel poursuit une stratégie qui vise à prendre le contrôle des principales réserves mondiales de minerais et de diversifier ses sources d’approvisionnement au-delà des principaux producteurs mondiaux que sont l’Australie et le Brésil, afin de satisfaire la forte demande chinoise. Le Cameroun pourrait ainsi rejoindre, en même temps que le Gabon, les trois principaux producteurs africains actuels que sont l’Afrique du Sud, la Mauritanie et le Liberia, sachant que la Guinée deviendrait le leader africain s’il parvenait enfin à mettre sur le marché ses 100 M de tonnes annuels du grand projet Simandou. Trois situations peuvent toutefois modifier les intentions de Sinosteel au Cameroun.
Premièrement, la guerre Russie-Ukraine. Alors que le repli de la pandémie de COVID-19 autorisait déjà la relance de la production minière mondiale, le conflit en cours perturbe à nouveau les économies et la crise énergétique qui en découle menace sérieusement l’économie chinoise. Au rang des conséquences, les projets miniers pourraient souffrir du renchérissement des couts de développement et de production, de la baisse de la demande chinoise en matières premières, entrainant un rallongement des durées de développement voire un report des projets les plus difficiles à mettre en œuvre. Un signe suffisamment rare pour inquiéter est l’annonce le 25 aout dernier par Synohydro du retrait de ses équipements du chantier de construction du barrage hydroélectrique de Bini A Warak dans le nord du Cameroun, projet démarré en 2017, et resté en souffrance, pour des « raisons administratives », d’après cette autre entreprise d’Etat chinoise.
Deuxièmement, l’évolution des cours mondiaux du minerai, conséquence aussi de la guerre Russie-Ukraine, est un critère essentiel de la décision d’investissement dans le secteur. Après le creux de 56 USD la tonne atteint en 2015, le cours du minerai de fer s’est progressivement redressé pour se hisser à 162 USD en 2021. Mais le repli significatif à 109 USD en aout 2022 montre une évolution défavorable même si ce niveau de prix demeure confortable, et les analystes prédisent le maintien de la tendance à la baisse en 2023 et au-delà. Et si avant la construction de la mine de Lobé dans les cinq prochaines années, le prix devait retrouver son niveau de 2015, les projets à faible teneur de minerai comme celui de Sinosteel au Cameroun pourraient connaitre une pause dans leur développement.
Troisièmement, l’environnement des affaires est également déterminant. Lobé n’est pas le premier projet minier industriel au Cameroun. Depuis le début des années 2000 et pour diverses substances minières, Hydromine, Geovic, Sundance Resources (CamIron), C&K Mining ou encore IMIC (Caminex) n’ont pas réussi pour différentes raisons, entre baisse des cours, spéculation boursière, crises financières et problèmes « administratifs ». Ainsi, malgré ses dotations non négligeables en or, bauxite, fer, cobalt-nickel-manganèse, le pays ne dispose toujours pas d’exploitation industrielle, et alors que le secteur extractif représente près de 20% des recettes de l’Etat (cf. Rapport ITIE 2019 du Cameroun), la contribution du secteur minier industriel se situe seulement autour de 2% et provient essentiellement des cimenteries. Pourtant, le potentiel est tel que le gouvernement promet deux fois plus de recettes minières publiques grâce au seul projet de Lobé qui rapporterait annuellement 25 Md FCFA à l’Etat et 5 Md aux communes minières. En plein boom mondial de la transition énergétique, la ruée actuelle des investisseurs vers les minerais de transition aurait dû profiter au projet de cobalt-nickel-manganèse. Force est de constater que la conduite d’un projet minier industriel nécessite un environnement favorable dans le secteur que le Cameroun n’est pas encore parvenu à offrir aux investisseurs.
Le gouvernement devrait doter le Ministère des Mines et la SONAMINES des moyens techniques et politiques adéquats pour attirer et fixer les investissements miniers industriels dans le pays. La dimension politique implique l’autorité adéquate pour coordonner les projets dans toutes leurs dimensions, y compris les infrastructures routières, ferroviaires, portuaires, énergétiques et industrielles associées. Les multinationales comme Sinosteel sont soucieuses de disposer d’un unique interlocuteur gouvernemental crédible disposant d’un pouvoir décisionnel qui garantit la visibilité sur ses investissements. Par ailleurs, vu les importants manquements régulièrement relevés dans les rapports ITIE du Cameroun en ce qui concerne la redistribution des revenus miniers au niveau local, un effort substantiel de l’Etat en faveur de la transparence et de la redevabilité depuis la collecte de ces revenus jusqu’aux impacts sur les populations est nécessaire pour que le dispositif d’appui au développement local soit efficace et rassure l’investisseur. De ce point de vue, la confidentialité promise à Sinosteel par l’Etat (article 24 de la convention minière de mai 2022) sur tous les rapports qui découlent de l’exécution de cette convention apparait exagérée.
Pour finir, la transformation locale de 15% de la production est parfois évoquée par les commentateurs comme un engagement de Sinosteel pourtant il est à noter que la convention minière exige (article 6) plutôt une mise à disposition d’au moins 15% de sa production enrichie, ceci en fonction de la demande des aciéries du pays et moyennant une décote par rapport au cours international. Au demeurant, l’Etat est également libre d’allouer à la transformation locale les 1% de la production enrichie que Sinosteel s’engage (article 20) à lui livrer au titre du partage de la production. En conséquence, les Camerounais ne devraient pas s’attendre à ce que Sinosteel construise une aciérie. La société d’Etat chinoise n’y a même pas intérêt. Un tel investissement viendrait en concurrence directe avec ses usines en Chine et la production d’acier au Cameroun pourrait ne pas être compétitive. Seule la partie camerounaise y a intérêt pour développer l’industrie métallurgique et sidérurgique nationale et doit de ce fait démontrer une ambition industrielle claire pour le secteur. La stratégie nationale de développement 2030 aurait pu être plus engageante et explicite sur l’ambition métallurgique du pays en termes de produits miniers à transformer, de marchés à développer et d’engagements de l’Etat pour faciliter les investissements nationaux et étrangers.
*Dr Hervé LADO est économiste, spécialisé dans la gouvernance du secteur minier et pétrolier/gazier.