Il est Chef de département de sociologie et Directeur exécutif du Laboratoire camerounais
d’études et de recherches sur les sociétés contemporaines
Université de Yaoundé.
Economie du Cameroun reprend ici sa leçon inaugurale prononcée en ouverture au Colloque sur les « discours de haine et les violences au Cameroun. Genèses sociales, formes émergentes et pistes de réponses » le 10 mai 2023 à l’Amphithéâtre 1003 de l’Université de Yaoundé I. (armandleka@yahoo.fr).
Une vision venue du passé
Et c’était très tôt ce matin. Sur ma table de travail, alors que j’invoquais l’inspiration pour formaliser les principales idées à partager ici, j’ai été visité par deux visions. D’abord la vision d’Hannon, le carthaginois qui, quatre siècles avant Jésus-Christ, fut le premier à rendre témoignage public de l’existence du « Char des dieux », c’est-à-dire du Mont-Fako, notre Mont- Cameroun. La deuxième vision a été celle de l’explorateur portugais, dont le nom a été oublié. Lui qui, traversant un fleuve, qui devait probablement être le Wouri, s’émerveilla devant la multitude des crustacés présents en s’écriant : « Rio dos camaroes » ; émerveillement dont le Cameroun tient son nom.
Monsieur le Recteur de l’Université de Yaoundé1
Mesdames et messieurs, chers collègues
Chers étudiants
Derrière cette image lyrique, l’on peut imaginer que le « Roman national camerounais » pourrait bien commencer par le dialogue entre la montagne et le fleuve, entre le Mont-Fako et le Wouri, pour savoir à partir duquel des deux « totems » nous devons fonder la genèse de l’identité historique du
Cameroun. Il s’agira bien sûr d’un langage de sourd et il en est ainsi du processus de construction des identités et notamment de l’identité nationale en tant que processus de fraternisation socio-civique continue.
Ce processus de fraternisation fondé sur les politiques d’amitié et de convivance sociocommunautaire semble de toutes parts en crise. Un cycle de crise civique et de pessimisme politique structure aujourd’hui les manières de penser, de vivre et de se projeter le Cameroun. L’on perçoit bien les sources récentes qui auront ouvert ce cycle de pessimisme politique et de
crise civique.
L’épuisement historique de l’Etat-providence, sur fond de libéralisation et de globalisation aura dans bien de nos pays africains, aggravé les processus de précarisation et de vulnérabilisation, aiguisé les réflexes communautaristes, rationalisé et légitimé les pulsions de militarisation qui, aujourd’hui, structurent en large part, l’imaginaire des entrepreneurs de la violence sociale et politique. Depuis près d’une décennie désormais, deux spectres politiques portent en eux, la menace de déconstruire le vieil et complexe travail de constitution du Cameroun : La militarisation de l’adversité politique et l’ethnocommunautarisation de l’adversité sociopolitique. Les grammaires de l’exclusion et de l’explosion s’élaborent, se rationalisent, se multiplient et circulent désormais parfois sans complexe. Des frustrations sociales explicites, deviennent vite vécues comme des frustrations identitaires et des bagarres de rues sont présentées avec une certaine excitation comme des bagarres intertribales. Du nord au sud, de l’est à l’Ouest, des fanatiques tentent d’élever des murs de haine. Exploitant de manière cynique l’émergence de la spatialité numérique avec ses ombres et ses lumières, des compatriotes parfois réputés lucides, produisent abondamment, alimentent et diffusent un vocabulaire et des lexiques problématiques, source de carburant générateurs d’explosions et de remontée de haine. Des jeunes gens, ivres de drogues se suicident et tuent, prétendant tuer au nom d’une utopie de séparation infrapolitique. Des villages entiers sont parfois désertés de femmes et d’enfants en quête d’espace de convivialité et de sérénité. Le pacte d’inséparabilité semble être soumis au doute. Certains en appellent à une invasion humanitaire et militaire, pour séparer les frères armés. Tel est en partie le tableau actuel.
Populismes communaucratiques
L’on doit alors avoir la lucidité et le courage de confesser chacun nos péchés: péchés en pensées, en paroles, par action ou par omission. Une réactivité administrative lacunaire, une nonchalance institutionnelle peu convaincante, des paresses politiques entretenues, une gestion parfois détachée et complaisante des sources de souffrances sociales, un rapport très souvent équivoque aux blessures et aux cicatrices de notre histoire récente. C’est cette sorte de délinquance sénile qui parfois, peut ouvrir la voie à toutes sortes de populismes parmi les plus tragiques. Et l’on ne peut manquer, de mesurer la puissance des identités. Leur puissance est à rechercher dans leur versatilité ontologique. Certaines sont des « identités meurtrières » (Amin Maalouf) et d’autres sont ce que j’appelle des identités « vivrières ». Les premières font tuer et font mourir des hommes, les secondes font naitre des communautés et font vivre des hommes. Mais les deux identités cohabitent dans toute société. Chaque société et surtout les sociétés multiculturelles de cette époque contiennent les deux simultanément : les premières sont comme des murs qui séparent les communautés et divisent
les hommes ; les deuxièmes sont comme des ponts qui unissent des communautés et qui font traverser les barrières. Notre tâche aujourd’hui, consiste dès lors à imaginer et à bâtir ces ponts entre nos communautés et nos compatriotes.
Il s’agit là d’un vaste et fécond défi pour nos penseurs. La génèse intellectuelle des sciences sociales fut marquée par une double crise : la crise de la pensée sociale et la crise de la régulation sociale. Les sciences sociales naissent des crises sociales, pour penser ces dernières et fournir aux sociétés, les meilleurs outils et codes pour renouveler le lien social et la solidarité collective. Cet idéal fut de tout temps, l’ultime finalité de la politique en tant que lieu humain de réalisation de la vie commune avec ses semblables. Dans une perspective philosophique, c’est ce que Thomas d’Aquin appela le bien commun, qu’ Hobbes nomma le salut public, que Rousseau suggéra d’appeler l’intérêt commun, qu’Hegel désigna le bien de l’Etat, ou encore que DeTocqueville appela le bien du pays. Et que l’on appelle aujourd’hui l’intérêt supérieur de la Nation.
La conscience axiologique et critique de l’Université s’est pour l’essentiel forgée dans sa capacité à forger et à mobiliser les armes de la raison. Ce sont ces armes qui rendent possible et entretiennent la dispute des intelligences et qui permettent de discipliner et de civiliser nos pulsions suicidaires et nos mœurs mortifères. Lorsque les armes de la raison se taisent, triomphent très souvent obscurantismes, populismes et mystifications qui annoncent et consacrent le triomphe de la raison des armes. Et la raison des armes est toujours hélas, le signe pathologique d’une tragédie humaine et d’une défaite morale.
Face à l’escalade des identités territoriales belliqueuses et conflictuelles, les sciences humaines et sociales doivent contribuer à relativiser de telles identités et à montrer leur caractère opportuniste, et le travail scientifique doit mettre l’accent sur les métissages, sur les hybridations permanentes qui
président à la plupart des productions identitaires, que celles-ci intègrent ou non des référents spatiaux. Pourquoi faut-il que l’affirmation de soi s’accompagne si souvent de la négation d’autrui ? Nos sociétés seront-elles éternellement soumises aux tensions, au déchainement de violence, pour la seule raison que les êtres qui s’y côtoient n’ont pas la même langue, la même origine ethnique, la même religion, le même parti politique, la même culture d’origine ? Ces interrogations exprimées naguère par Amin Malouff, qui collent si bien à la poignante actualité sociopolitique du Cameroun, invitent à penser que les identités fonctionnant en isolat géographique et politique n’aboutissent qu’à l’appauvrissement, à l’asservissement, et à l’exploitation des êtres humains. Aussi, dans un contexte de mondialisation, l’hypothèse que les identités ouvertes sont porteuses d’innovation et de progrès social, de démocratie, en un mot de durabilité sociale, mériterait bien d’être
envisagée.
Le présent colloque s’efforce ainsi de payer la dette de l’université et spécifiquement des sciences sociales à l’égard de la société et surtout d’une société camerounaise où presque partout, la raison des armes est tentée d’être secrètement rationalisé et légitimé avec son cortège de violence, de saccage, de haine et de morts.
Dé-couvrir le passé : du passé antérieur au passé composé
En général, le passé est déjà passé. Mais en dépit de ce que certains croient, il n’est pas toujours dépassé. Ce qui est certain également, c’est que le retour au passé est non seulement strictement impossible, mais aussi non souhaitable. En revanche, le recours au passé est non seulement possible,
mais, très souvent souhaitable. Dans le contexte du Cameroun, il y a plusieurs passés possibles à envisager : le passé antérieur, le passé composé et le passé simple.
D’abord ce que nous appelons le passé antérieur
Il est à saisir dans son antériorité coloniale. Il nous enseigne que des populations existaient avant un peuple camerounais unique. Des communautés vivaient, échangeaient et parfois se faisaient la guerre. Mais cette mosaïque de peuples était parfois liée par d’importantes parentés historiques et d’incroyables continuités anthropologiques. Il s’agira d’interroger ce passé antérieur pour y retrouver des ponts qui unissent.
Ensuite ce que nous appelons le passé composé
Il est à saisir dans sa temporalité coloniale. Il nous enseigne que nos populations et nos identités primordiales se sont mélangées et se sont composées. Ce fut une expérience de douleur : la grande douleur qui nous a mis ensemble. C’est l’expérience de l’invention camerounaise qui aura une triple marque : allemande, française et britannique. Cette expérience de l’invention camerounaise dans la douleur de la violence fondatrice de la colonisation va s’aggraver avec une expérience de « séparation ».
La séparation en fait est un mythe historique qui va alimenter une métaphysique des retrouvailles. De là, on prend acte de ce que l’identité se construit au gré des rencontres, des proximités recherchés ou trouvées. C’est cette identité qui donne naissance à un peuple et qui transforme une
population en un peuple.
Enfin ce que nous appelons le passé complexe
C’est le temps postcolonial de la construction nationale. On cherche à bâtir la Nation, à construire une identité nationale camerounaise. Ce passé est toujours hanté par la blessure de la séparation et l’obsession des retrouvailles. Cette métaphysique des retrouvailles va s’actualiser politiquement et institutionnellement. Cette actualisation politique et institutionnelle va elle aussi engendrer des blessures et des cicatrices encore fraiches aujourd’hui. L’une des questions que pose les accès de fièvre inter-communautaires au Cameroun et plus précisément à partir de cet héritage de nos passés multiples consiste à se demander si l’on ne vit pas une crise de constitution qui a un lien avec un état civil non consolidé. Les interrogations logiques qui en découlent sont les suivantes : le Cameroun a-t-il un acte de naissance? Cet acte de naissance a été signé quand? Plus profondément encore, le Cameroun est-il une dépouille coloniale ou alors le berceau de nos ancêtres?.
Panser le présent et défricher l’à-venir
Pour panser le présent et ouvrir les routes d’un futur de convivance commune, il faudra imaginer des actions dans deux grands ordres de direction. Des actions relevant de l’ordre du symbolique et des actions de l’ordre du concret. D’abord le registre des actes symboliques. Ces derniers bien que symboliques, relèvent des procédures de réparation psychique des blessures de reconnaissance. Ils pourraient avoir une grande portée politique et devenir des ciments et des ponts de réconciliation.
- Renouveler le pacte unitaire de la communauté par la réaffirmation de l’Unité nationale comme dogme politique et horizon moral de notre projection historique. Ceci passe par la protection constitutionnelle du nom du Cameroun, qui devra renaitre sous le nom de République Unie du Cameroun. Le geste qui consista en 1984 à effacer ce signe (UNIE) de notre identité institutionnelle fut une grave erreur. Il consacra symboliquement le renoncement au pacte d’inséparabilité signé par nos aïeux. Si par exemple, on enlevait cette mention dans Etats-Unis d’Amérique, aucun américain ne l’accepterait.
- Discuter du statut du 20 mai ou en tout cas, penser à donner un statut symbolique important à la date du 01er octobre dans le calendrier liturgique de l’Etat. Ce fut le jour où un fragment séparé du Cameroun, retrouva l’autre fragment. Or, cette date et ce souvenir ont été abandonnés à des séparatistes qui, aujourd’hui, la privatisent et tentent de l’instituer comme étant le souvenir d’un « malheur national » alors qu’elle doit être le souvenir d’une « communion nationale »
- Imaginer et mettre en place des mécanismes législatifs et réglementaires qui permettent une sélection publique et politique des autorités publiques à d’importantes fonctions d’Etat en tenant compte de l’identité officielle « franglophone du Cameroun. ( Les candidats au parlement, au Sénat, à la Présidence de la République devront s’exprimer couramment dans les deux langues officielles du Cameroun).
- Codifier la pénalisation des infractions relatives à la stigmatisation
ethno-tribale. Ensuite dans le registre des actions qui iraient au-delà du symbolique. Ici, il s’agit de penser à des actions structurantes du terrain. Dans ce registre, quatre principales actions pourraient être envisagées.
- Mettre en place un grand projet autour de ce qu’on pourrait appeler les « ponts de l’interculturalité » ou « les routes de la reconnaissance » au Cameroun. Ceci doit être soutenu par un vaste projet infrastructurel (routes bitumés, chemins de fer. etc) pour ouvrir le Cameroun aux camerounais;
- Mettre en place et subventionner un vaste programme de recherche sur les proximités, les parentés et les continuités historiques et anthropologiques qui traversent nos différentes communautés
- Mettre en place un Fonds national pouvant financer des études et des productions artistiques et la diffusion de notre culture patrimoniale
- Repenser nos organigrammes gouvernementaux en vue de revenir à l’éducation nationale. Les enseignements de base et les enseignements secondaires ne suffisent pas à penser de manière intégrée une politique idéologique de transmission systémique des valeurs nationales qui cimentent une identité nationale.
Vous ferez cela… en mémoire de nous.
Un projet commun habita nos ancêtres, d’un côté comme de l’autre du Mungo : Le projet de l’autogouvernement qui était en même temps celui de fonder une communauté nationale camerounaise fraternelle. Fraternelle parce qu’unie par les liens d’une fraternité qui, avant d’être de nature consanguine est d’abord une fraternité de lutte, de combat, et de sang versé, une fraternité civique. Car, ainsi qu’on le sait, ces aïeux furent protagonistes de cette
expérience mystique et mystérieuse qui consistait face aux usurpateurs et allogènes (Français et Anglais), à verser leur propre sang « ensemble » pour la liberté de la multitude : cette multitude qui devait recevoir en héritage ce bout de terre nommé Cameroun qu’elle n’hésite pas, le plus souvent, à saccager aujourd’hui.
Il convient dès lors de rechercher les éléments d’une cohésion nationale et d’un contenu sur un « vivre ensemble véritablement collectif ». Il est surtout question de donner une matérialité forte à une notion qui a souvent été perçue comme un slogan, dans un contexte où les expériences sociologiques des acteurs issus de différentes communautés ne sont pas similaires. Une telle dynamique suppose, pour chaque domaine de la vie sociale et politique
des règles qui assurent le mélange, la mixité et la coexistence, pouvant participer à construire des ponts entre les identités distinctes et terroirs. Il s’agit là d’une perspective qui aiderait à lutter contre les formes les plus diffus de populismes « communaucratiques » et de s’extraire de la cage des identités primordiales qui très souvent débouchent sur la logique des « identités meurtrières ».