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Tribune  :  grève des enseigants : l’analyse du Pr Viviane Ondoua Biwole

by EDC
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Il m’est difficile de résister à l’envie de réagir à la grève des enseignants à travers le slogan OTS (On a trop supporté) pour au moins deux raisons : la première est que je suis enseignante et la deuxième est qu’il s’agit d’un scandale, objet de recherche qui m’intéresse.

En effet en 2019, j’ai publié, aux Editions Clé, un ouvrage intitulé : Scandales. Eléments de casuistique pour une viabilité organisationnelle. Le scandale y est défini comme une contradiction devenue publique et visible de tous : est un fait public troublant et contradictoire qui met un obstacle à la croyance collective et sème par là même la dissension, Blic et Lemieux (2005). Comme on le sait, les scandales nourrissent des ragots et font vendre les journaux.

Pour qu’il y ait scandale, il ne faut pas seulement qu’il y ait transgression, il faut en plus qu’un groupe ou plusieurs groupes s’en indignent et décident de le dénoncer pour la connaissance du grand public. L’intérêt discret de cette action est que les gens s’indignent et s’organisent pour rejeter, voire réprimer des faits ou des comportements jugés indésirables. Cette logique constructiviste laisse apparaitre trois acteurs clés : les hommes politiques ou publics (des personnes en responsabilité astreints à des comportements éthiques irréprochables), du secteur privé ou de la société civile (qui détiennent un certain pouvoir) et les médias qui ont l’avantage de l’exposition au grand nombre.

Ces caractéristiques du scandale font dire à certains que les enseignants au « front » sont manipulés ou que le problème est récupéré par les hommes politiques ou encore par les ennemis « tapis dans l’ombre ». D’autres déplorent que la détresse des enseignants soit instrumentalisée et dans certains cas, banalisée. A la lecture de ces avis, la grève des enseignants pourrait se référer aux jeux d’acteurs et aux luttes de pouvoirs. Ces postures convoquent les approches dites stratégistes de Garrigou, (1992) qui considèrent qu’un scandale est exploité pour fragiliser les adversaires politiques et de sociologie pragmatiste qui invite à penser le scandale selon une perspective transformationnelle convoquant ainsi implicitement la théorie du chaos (l’ordre est caché et dissimulé derrière une apparence de désordre).

Pour ma part, sans remettre en cause la qualité des arguments sus évoqués, l’approche managériale est digne d’intérêt en ce sens qu’elle nous invite à nous retourner vers les sources profondes du scandale. Elle convoque l’éthique dans la gestion publique et se rapproche ainsi de l’approche anthropologique et fonctionnaliste d’inspiration durkheiminienne (Durkheim, 1912) qui rappelle à la société les comportements qui sont « anormaux » et rejetés par la conscience collective. En effet, comment imaginer que les lenteurs dans le processus d’intégration, de prise en charges financière et d’avancement puissent durer aussi longtemps (10 ans, 5 ans, 3 ans ou même 2 ans) ? Comment est-il possible de faire accepter que cette situation puisse s’ériger en norme et justifier des cas d’absentéismes préjudiciables à la performance de l’administration ? Comment faire admettre que les arriérés de paiement des frais d’examens puissent devenir la règle ?

Vous avez sans doute deviné que pour moi, il est question ici de profiter des vertus du scandale pour mener une réflexion qui permette de remédier à la situation actuelle. Je pars alors de l’hypothèse que tout scandale dévoile des dysfonctionnements organisationnels qu’il faut explorer et adresser convenablement. Ces dysfonctionnements peuvent être structurels[1] ou comportementaux (dimension cognitive). Le scandale de la grève des enseignants est donc considéré comme un phénomène social et révélateur d’incompétences managériales, signes de fragilités organisationnelles au regard des failles de gestion observées. Il s’agit, selon Roux-Dufort (2010), des fenêtres de vulnérabilité organisationnelle.

Sans prétendre à l’exhaustivité, j’évoquerai trois vulnérabilités. Je reprends ici les conclusions des 11 scandales étudiés et publiés dans l’ouvrage que j’ai évoqué plus haut. Il en ressort que trois problèmes récurrents minent les organisations publiques camerounaises : les dérives managériales, l’ingérence constante de la « haute hiérarchie » dans les décisions relevant des compétences des institutions et la faillite des organisations.

  1. Les dérives managériales

Il s’agit ici des comportements déviants qui sont à l’origine de la « scandalisation » : la violence, l’impunité, l’ingérence présumée du politique dans la prise de décisions des organisations pourtant autonomes, le manque de transparence et de reddition des comptes, les violations des dispositions réglementaires et la nomination selon la modalité discrétionnaire voire arbitraire. Ce qui occasionne deux phénomènes désastreux : la déresponsabilisation des institutions et la faible coordination administrative.

  • La déresponsabilisation des institutions

La déresponsabilisation des institutions se caractérise par l’absence voire le refus des institutions de prendre des décisions[2] pourtant relevant de leur champ de compétence.  Le problème ici est qu’en cas de scandale ou de dysfonctionnements graves, la plupart des institutions publiques en charge de certaines questions ne s’embarrassent pas de transmette à la Présidence de la République les décisions à prendre relevant pourtant de leur responsabilité. On l’observe bien, dès que le problème de la grève des enseignants s’est posé la question était presqu’évidente pour tous : « que dit le Président de la République à travers ses très hautes instructions ». La rhétorique est connue et tout le monde attend le « haut accord » du chef de l’Etat ». Si pour les questions complexes nécessitant un arbitrage stratégique ou une incarnation politique cette attitude est compréhensible, elle l’est moins quand il s’agit des questions relevant de l’application de la loi ou de la collaboration entre plusieurs départements ministériels. Ce qui pose le problème de la coordination administrative.

  • Faible coordination administrative

L’on observe une faible solidarité administrative ou simplement une faible collaboration chaque fois qu’au moins deux entités publiques doivent prendre une décision sur un sujet. Pour le cas des enseignants, au moins six entités publiques sont impliquées dans le processus : le MINBASE, le MINESEC, le MINFOPRA, le MINFI, les SPM et la Présidence de la République. La décision de la Présidence qui instruit que le MINESUP soit associé à ce processus ramène les entités à 7. Dans ce contexte, il faut bien réussir le pari de la coordination. Ce qui semble être une faiblesse dans ce processus pour plusieurs raisons dont entre autres : la superposition des textes (il y a urgence à affiner et alléger la procédure impliquant tous ces acteurs), le respect des délais impartis à chaque action (les sanctions en cas de violation de ces délais) et la priorité accordée à cette tâche !

Enseignants en grève.
  1. L’ingérence de la « haute hiérarchie »

L’ingérence constatée de la « haute hiérarchie » est justifiée par certains comme la conséquence du système politique centralisé ou présidentialiste. Moi j’y vois davantage une conséquence de la déresponsabilisation des institutions qui n’exécutent pas les tâches relevant de leurs responsabilités. Cette situation renforce le soupçon d’ingérence des responsables de la Présidence de la République et pose le problème de l’autonomie des institutions. La récurrence de cette ingérence conduit alors à affaiblir les institutions.

  1. La faillite des organisations

La faillite des organisations est la partie visible du scandale des enseignants. Il est révélateur des failles sources de problèmes. Les revendications des enseignants nous renseignent sur certaines d’entre elles : inertie, corruption, complexité des procédures ou simplement faible priorité accordée à ce problème. Et pourtant, la question de la gestion des ressources humaines de l’Etat est au cœur des missions du MINFOPRA. La priorité est donc évidente. La chaîne concours- intégration- avancement- retraite des agents publics est ce qui gouvernent (ou devrait gouverner) les priorités dans ce ministère. La gestion des dossiers en instances et la digitalisation de ces processus semblent pourtant affichées comme des urgences. Les effets positifs attendus du SIGIPES tardent à s’exposer.

Bien plus qu’une simple gestion administrative, la gestion des ressources humaines de l’État requiert de bonnes compétences en gestion des ressources humaines. Dans une étude récente que nous avons réalisée sur le profil des responsables de cette fonction dans les ministères, il apparait que très peu ont un profil qui se rapproche de l’exigence de cette fonction. Le processus de nomination à ces postes hautement techniques peut donc être valablement questionné.

De même, la mise en œuvre des réformes envisagées dans la Stratégie Nationale de Développement 2020-2030 (SND30) n’est pas toujours la priorité dans les actions des ministères. Pour l’amélioration du service public, les actions prévues sont : la charte de l’accueil des usagers dans les services publics élaborée ; la durée de traitement des dossiers encadrée et communiquée aux usagers ; les mesures de simplification de procédures administratives diffusées ; la dématérialisation des procédures administratives effective ; le taux de satisfaction des usagers. La grève des enseignants nous autorise à poser la question de savoir si ces actions sont effectives dans les ministères.

Pour conclure mon propos, le scandale des enseignants est une belle opportunité de questionner et de corriger les vulnérabilités dévoilées. Au-delà des mesures urgentes d’apaisement à prendre, il convient  de résoudre les problèmes observés et de s’engager à mener des réformes contenues dans nos documents de stratégie. Ces problèmes ne sauraient se contenter uniquement des décisions de court terme.

[1] Au sens de la structure organisationnelle, les liens fonctionnels et hiérarchiques entre les acteurs.

[2] Par peur ou par contrainte ?

Source : vivianeondouabiwole.com

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